Manguel et les Brontë

En relisant le fascinant essai Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel publié en 1996, plus précisément le chapitre traitant du puissant pouvoir d’évasion que nous offrent les livres, j’ai retrouvé avec bonheur un bref extrait au sujet des sœurs Brontë. «La romancière Anita Desai, que sa famille appelait, dans son enfance, ‘ lese ratte ’ ou rat lecteur, un rat de bibliothèque, se rappelle comment, lorsqu’elle découvrit à neuf ans Les Hauts de Hurlevent, son univers personnel bascula…

 …un bungalow de la vieille ville de Delhi, avec ses vérandas, ses murs enduits de plâtre, ses ventilateurs aux plafonds, son jardin planté de papayers et de goyaviers pleins de perroquets stridents, la poussière granuleuse qui se déposait sur les pages d’un livre avant qu’on ait le temps de les tourner, tout cela s’estompa. Ce qui était devenu réel, d’une réalité éblouissante, par le pouvoir et la magie de la plume d’Emily Brontë, c’était les landes du Yorkshire, la bruyère battue par l’orage, les tourments de ses habitants errant angoissés sous la pluie et le grésil, en lançant du fond de leurs cœurs brisés des appels auxquels seuls répondaient des fantômes.’’ Les mots écrits par Emily Brontë pour décrire une jeune fille en Angleterre en 1847 servaient à illuminer une jeune fille en Inde en 1946. » pp. 247-248

Ce témoignage me rappela l’effet similaire que m’avait procuré la lecture du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë, vers l’âge de 11 ou 12 ans. Mon univers d’alors s’évanouit dernière un rideau de brume fraîche sur la lande anglaise, derrière les belles tentures épaisses du manoir de Thornfield, alors que la voix feutrée de Charlotte Brontë chuchotait à mon âme «tu n’es pas seule à souffrir, je comprends ce que tu ressens». Je fus alors happée dans son monde secret, solitaire et silencieux, comme si enfin une main secourable avait jailli du néant pour m’extirper de ma réalité douloureuse, permettant à mon âme de s’épanouir, en toute liberté, dans les vastes paysages du Yorkshire, de se régénérer en respirant à pleins poumons ses antiques vents d’orage.

Toujours dans l’essai de Manguel, une deuxième et dernière évocation des Brontë à la page 269 révèle d’autre part cet effet particulier que peuvent avoir les romans de femmes sur les autres femmes qui les lisent : «…les œuvres de Marguerite de Navarre, La Princesse de Clèves de madame de La Fayette et les romans des sœurs Brontë et de Jane Austen doivent beaucoup à la lecture de la littérature sentimentale. Comme le fait remarquer la critique anglaise Kate Flint, la lecture de ces romans n’offrait pas seulement à la lectrice l’occasion ‘’de se réfugier dans la passivité induite par l’opium de la fiction. De façon bien plus intéressante, elle lui permettait de prendre conscience de sa personnalité et de savoir qu’elle n’était pas seule à le faire.’’ Dès les temps les plus reculés, les lectrices ont trouvé des moyens de subvertir le matériau que la société plaçait sur leurs étagères.»

SUBVERSIF, voilà le mot qui caractérise bien l’effet que les  sœurs Brontë ont eu sur moi !

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