Voyage à Haworth (2006)

Haworth, la lande près la maison des Brontë © Louise Sanfaçon, novembre 2006

En novembre 2006, je me retrouvais dans le village de Haworth en Angleterre. Je réalisais alors l’un de mes désirs les plus chers, qui me hantait depuis l’âge de douze ans : visiter les lieux où avaient vécu Charlotte, Emily et Anne Brontë. Leur maison bien sûr, transformée en musée depuis les années 1920, mais surtout la lande sauvage dans les montagnes Pennines, maintenant un parc national (Penistone Hill Country Park). Ce voyage fut des plus émouvant pour moi et je devais me pincer le bras pour m’assurer que je ne rêvais pas !


En mission culturelle depuis le 25 octobre dans les villes bruyantes et animées de Londres et de Liverpool, cette courte pause de deux jours dans la campagne du West Yorkshire s’avérait des plus bénéfique pour moi, avant de repartir pour une autre ronde de mission d’une semaine dans les villes d’Écosse et d’Irlande. Mais il fallait vraiment le vouloir pour se rendre jusqu’au vieux village de Haworth, pratiquement inchangé depuis l’époque des Brontë : de Lime Station à Liverpool, prendre le train en direction de Leeds vers le Nord-Est ; prendre ensuite un autre train à Leeds, en direction de Keighley, plus au Nord, ce dernier s’arrêtant à tous les villages rencontrés en chemin, de plus en plus pittoresques et isolés à mesure que l’on s’enfonce dans les montagnes : Shipley, Saltaire, Bingley, Stalybrigde…

Arrivée à la vieille gare peinte en rouge et blanc de Keighley, traîner ma valise à pieds jusqu’à la station d’autobus (une dizaine de coins de rues, en pente) ; enfin, prendre le bus jusqu’à mon auberge, le Woodland Grange. La chauffeuse de l’autobus, très sympathique et avenante (comme tous les Anglais que j’ai rencontrés depuis le début de ma mission), me dépose juste devant l’auberge en me souhaitant un bon séjour.

Je pose les pieds au sol avec ma valise et l’autobus s’éloigne. C’est à ce moment seulement qu’extasiée, je mesure la merveilleuse qualité du silence de cette campagne lumineuse (il fait très beau en Angleterre depuis le 25 octobre) et la pureté de l’air que je respire à pleins poumons. Dans les montagnes au loin, où broutent des moutons et où courent des chevaux, j’entends un chien aboyer. Et le silence. Un silence fabuleux, voguant comme un ange de paix dans le clair bleu du ciel sans nuage, au-dessus des pâturages d’un vert intense illuminé de soleil, à perte de vue. Bonheur. Ravissement. Éblouissement. Jubilation… Moi qui souffrais d’un terrible mal du pays depuis mon arrivée (et ce, malgré l’émerveillement quotidien d’être en Angleterre), j’ai soudain l’étrange impression d’être revenue à la maison.

Mon auberge, petite maison de pierres grises, vieillotte et adorable, est située pratiquement au pied de la vieille rue en pente du village de Haworth (Main Street). À peine ai-je déposé mes bagages dans ma jolie chambre d’inspiration victorienne, que je ressors pour monter la rue vers le musée Brontë. Je me suis habillée chaudement (lainage et manteau) car il fait frais dans ces montagnes du Yorkshire en cette saison (comparé aux 17° ou 20° C de Londres !).

La pente de la rue est vraiment très raide. Elizabeth Gaskell, amie et première biographe de Charlotte Brontë, n’exagérait pas quand elle décrivait combien la montée d’une calèche à chevaux pouvait être périlleuse dans cette rue, surtout l’hiver. J’arrive enfin au Black Bull à ma gauche, puis au Old Apothecary à ma droite, encore quelques pas pour dépasser l’église St. Michael and All Angels et l’école du dimanche fondée par les Brontë. Tourner encore à gauche et voilà, la fameuse maison-musée. Un véritable voyage dans le temps, dans un décor du 19e siècle où seul l’une de ces fameuses cabines téléphoniques rouges, des panneaux d’affichage et quelques voitures nous rappellent le temps présent. Je me pince le bras pour m’assurer que je ne suis pas en train de rêver. J’entre dans la maison.

Le musée est, lui aussi, très silencieux. Les rares visiteurs qui sont déjà là sont solennels ; quand ils ont quelques choses à dire, ils chuchotent discrètement. Tout a été reconstitué comme à l’époque où ont vécu les Brontë. La très grande majorité des meubles et des objets familiers du musée ont d’ailleurs appartenus aux Brontë ; pour le reste, ce sont de fidèles copies réalisées par des artisans du Yorkshire à partir de dessins d’époque. Je suis émue. Il y a même une véritable robe de Charlotte exposée dans la chambre à l’étage. On a beau d’écrire dans ses biographies combien Charlotte était petite (environ 4 pieds), voir la taille de ce mannequin portant cette robe du milieu du 19e siècle donne un choc. Une formidable ambition couvait dans ce tout petit corps. Une ambition qui lui a fait écrire Jane Eyre et Villette, envers et contre tous les préjugés de son temps à l’égard des femmes.

Je prends mon temps, en déambulant dans la maison. Elles étaient là, autrefois. Elles ont vécu ici, dans ces petites pièces austères, ces écrivaines qui ont tant marqué mon existence depuis la découverte de Jane Eyre durant l’année de mes douze ans.

Avant de m’élancer dans les landes, je vais prendre une bouchée au Haworth Tea Rooms & Guest House, l’un des nombreux cafés de Main Street, un peu plus bas sur la rue. Un vieux couple y prend le thé et des pâtisseries, avec leur beau chien Golden couché bien sagement à leurs pieds. Je les écoute parler dans leur accent typique du Yorkshire. Ils sont familiers avec la jeune propriétaire du restaurant. Des gens du village. Il n’y a pas beaucoup de touristes en cette saison.

Puis je prends le chemin des landes, le fameux sentier en face de la maison et du cimetière, qu’empruntait si souvent Emily pour ses excursions dans les Moors avec ses chiens, à la rencontre des sauvages héros de son unique roman, Wuthering Heights. Une mousse verte, quasiment fluorescente, recouvre les vieilles pierres des murets qui longent Balcony Lane ; une autre pente à monter vers les montagnes. Dans les pâturages de chaque côté du chemin, encore et toujours des moutons, accompagnés de quelques chevaux. Et puis, tout à coup, en haut du sentier : l’espace, le vent, et la vue à l’infini sur les sévères montagnes Pennines, sans aucun arbre, lunaires, couvertes de bruyères brunies, qui roulent, puissantes et majestueuses, jusqu’à l’horizon.

 » …la lande, la nature, est loin d’être ici une déesse enveloppante et bénéfique, un Éden consolateur. Elle est un univers décentré, ouvert, balayé d’orages et de liberté ; un paradis plein d’une sensualité intense, non définie, auquel le corps participe mais qui dépasse infiniment ses limites : un paradis mental sans bien ni mal, totalement amoral, où seules comptent une force, une résistance et une vitalité qui ont la dimension de l’espace.  » Diane de Margerie, préface de Hurlevent des Monts, GF Flammarion, p. 14.

Je marche. Le vent est vraiment froid dans ces montagnes et je couvre mes oreilles gelées avec mon foulard. À ma droite, plus bas dans le creux de la lande, je contemple le petit lac Lower Laithe Reservoir, bordé de pâturages encore verts sur sa pente Sud. Le sentier des Moors devient de plus en plus abrupte et sauvage à mesure que j’avance. Au bout d’un moment, je m’assois sur une vieille pierre bordant le chemin, fatiguée de lutter contre le vent dans les nombreuses pentes ascendantes du sentier. Deux petits chiens Terriers blancs arrivent tout à coup en courant et me sautent dessus pour jouer. Ils sont gentils, mais souillent mon manteau avec leurs petites pattes pleines de terre. Leurs maîtres, un couple dans la cinquantaine, arrivent à ma hauteur quelques instants après et s’excusent de l’enthousiasme trop débordant de leurs chiens. Il n’y a pas de mal. Cette chaleur animale est la bienvenue dans le froid de ces Moors désolées. Je comprends pourquoi Emily amenait toujours ses chiens en promenade. Les marcheurs repartent avec leurs compagnons à quatre pattes. Ma petite chienne Lassie me manque terriblement depuis le début de mon séjour en Angleterre, mais tout spécialement en cet instant.

Je reste un long moment seule assise sur ma pierre à regarder les montagnes, à me laisser pénétrer par le vent. Je ramasse un petit caillou et le mets dans ma poche. Il reviendra avec moi au Québec. Un précieux souvenir de la lande et de ses roches arides. Un autre groupe de marcheurs se pointe sur l’étroit sentier. De jeunes hommes, équipés des pieds à la tête comme des alpinistes, avec de gros sacs à dos. Il est vrai que le sentier de plusieurs kilomètres menant aux célèbres ruines de Top Withens (qui auraient inspiré Wuthering Heights) est assez sportif. Je regarde avec dépit mes fragiles souliers de ville et renonce à regret à cette excursion. La fin de l’après-midi approche de toute façon, il vaut mieux rebrousser chemin et retourner à l’auberge avant la tombée du jour.

Le lendemain, je fais le même pèlerinage, cette fois en poussant un peu plus loin sur la lande, et en m’attardant longuement ensuite à la boutique du musée, pour faire provision de livres sur les Brontë. Je visite également l’église. Tous les Brontë, à l’exception d’Anne inhumée à Scarborough, gisent sous ses dalles de pierre. L’église est vide et mes pas me mènent vers l’alcôve dédiée aux Brontë. Une citation de Charlotte, sur un petit carton blanc posé sur le rebord de la fenêtre, me bouleverse. Je m’assois sur l’un des bancs, écoutant le profond silence du lieu. Je me sens terriblement triste. Je réalise combien sera à jamais silencieuse la voix des Brontë dans le monde, ensevelies sous le plancher de cette église. Elles reposent en paix, leur œuvre est terminée, scellée à jamais par la mort. Tout a été écrit, et pourtant, j’aurais encore tellement besoin de l’écho sororal de leurs voix.

Puis arrive le jour du départ. Tôt le matin, avant de prendre mon train en direction d’Édimbourg, je refais une dernière petite promenade aux abords de Woodland Grange. Je ne veux pas partir, je ne veux pas quitter ce silence des montagnes, je veux encore saturer mes yeux de ce vert vibrant des pâturages, de ce silence, de cet air limpide, de ce calme campagnard encore accroché au 19e siècle. Mais il faut partir. Mes obligations de travail pour la mission culturelle m’attendent. Adieu donc, cher Haworth. Je reviendrai un jour. Du moins, je l’espère. Cette fois, j’apporterai dans mes bagages de solides bottes de marche, et j’irai jusqu’au fond de la chaîne des montagnes Pennines, au bout du sentier des Brontë, à la rencontre des fantômes imaginés par Emily, à Top Withens.

Voyez toutes les photos de mes voyages à la section Haworth de mon blogue.

3 commentaires sur « Voyage à Haworth (2006) »

  1. Bonjour Louise
    bizarre sensation d avoir vécu la meme chose en visitant le village et le musée …. moi je suis allée pour la 1ere fois dans le Yorkshire et a Haworth en 1999 et j attendais cela depuis plus de 30 ans … et cela a été un emerveillement . j ai eu la chance d yretourner 3 fois depuis …. et je ne m’en lasse pas et j espère y retourner l année prochaine et y rester une semaine ….moi aussi j’ai rapporte un petit caillou … .. la bas j ai l impression d etre enfin chez moi …. (pourtant j habite en Fance) la bas le calme … les moors …. tout me pationne tout me plait …
    merci Louise de ce joli blog
    belle journée a vous

    MARIE CLAUDE …

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